Le projet ( SYM ) inn est né d’un point de rupture, ou plutôt, d’un point de réfraction dans le parcours de Carl June. L’invitation, faite à ce dernier, de réaliser une exposition personnelle en 2013 dans une institution phare du paysage culturel genevois s’inscrivait pourtant dans la suite logique d’une carrière prometteuse de « plasticien » initiée au début des années 2000 et rythmée par la succession d’expositions collectives et personnelles.
Or, à mesure qu’approchait la date de ce qui devait être un moment de consécration, la pertinence d’une telle démarche et du système dans lequel elle s’inscrivait se dissolvait dans l’esprit de l’intéressé. Sa pratique s’étant déployée jusqu’alors à travers la sculpture et la réalisation d’assemblages, l’ajout d’objets au monde lui apparaissait soudain malsain. Le processus de création, relevant de l’intime, entrait désormais en résistance avec le rituel édifiant de l’« accrochage/vernissage/décrochage », poussant Carl June à se questionner sur la manière dont il souhaitait réellement occuper son temps.
Quelques mois plus tard, au printemps 2014, c’est sous l’aiguille de Filip Leu que s’enclenche ce work in progress qui trouve aujourd’hui une forme de conclusion. Tatoueur de deuxième génération, et petit-fils de l’artiste Eva Aeppli, celui-ci reporte0 alors sur la cuisse de Carl June la silhouette* d’une Ama, ces pêcheuses en apnée popularisées au XIXe siècle, notamment par les estampes japonaises, dont le dessin en question est extrait d’une revue d’époque. Durant l’été, au cours d’un road-trip aux Etats-Unis dans le sillage de la tournée du groupe Nine Inch Nails, s’élabore une liste de 50 artistes du milieu tattoo envisagés pour contribuer au projet en gestation.
Accompagnant Filip et la famille Leu comme assistant dans les conventions autour du monde, Carl June peut ainsi approcher les créateurs en question pour leur parler de sa proposition. Celle-ci relève d’une forme de contrainte créative, type « Dogma » : Il s’agit de remplir, d’une manière propre à l’univers esthétique de chacun, le dessin de la plongeuse évoqué plus haut, en vue de constituer un set de cartes. Sur le mode du Talk Shop – rencontres autour de pratiques professionnelles – les échanges abordent de manière décomplexée les aspects aussi bien techniques et financiers que légaux : « on parle dessin, format, temps, projet de publication, rémunération, droit d’auteur ». Certains sont convaincus par l’enthousiasme de leur interlocuteur, d’autres affichent une certaine méfiance, voire déclinent l’invitation. Le passif des interactions primant sur le résultat, chaque dessin active une discussion avec le passé débordant l’histoire de sa propre genèse. Le choix du motif suscite ainsi certains commentaires, que ce soit par rapport à sa nudité ou, plus singulier, à l’absence de pilosité. A mesure que le nombre d’artistes impliqués augmente, les délais de retours de contributions s’étendent, les formats des cartes fluctuent au gré de commentaires des participants et de la manipulation des supports papier. Les nouveaux contactés ont désormais souvent eu vent de l’entreprise en amont, envisageant dès lors leur contribution en ayant connaissance des précédentes.
La carte agit comme vecteur relationnel entre le projet et le monde, s’inscrivant dans un feedback en circuit tantôt ouvert – visites de conventions, de salons professionnels –, tantôt fermé, lorsque Carl June convie des invité.e.s dans son studio de Genève. Espace semi-privé/semi-public, l’atelier offre des similitudes avec le salon de tatouage. Territoires mythifiés par une communication filtrée et parcellaire à leur sujet, la frontière entre art, artisanat et business en font des zones grises urbaines, des lieux d’échanges professionnels où, fait de plus en plus rare, le « client » n’est pas roi. L’équilibre fragile qui se joue entre subjectivités et backgrounds culturels charge ici la notion d’« accueil » d’une intensité particulière. Il ne s’agit pas tant d’un travail sur le tatouage, qu’avec le tatouage parmi d’autres modes d’expression.
L’approche systémique de ( SYM ) inn considère le moindre élément contenu dans le studio comme faisant partie intégrante du dispositif créatif. L’exposition – comme processus ouvert, et non comme fin en soi – atomise l’espace sacré de l’atelier et celui sacralisant de l’institution. La lumière blanche du white cube se disperse en faisceaux transperçant les disciplines, comme autant de mises en lumière parcellaires, mouvantes, aléatoires, ambiguës. Lieu de travail et lieu de vie, CV, cartographie, ‘Zine, manifeste, Dime-Museum, cabinet de curiosités conceptuel… l’espace relève d’une accrétion d’expériences de lieux « autres ».
Le projet circule à travers la peau de l’artiste et les traces d’interactions – physiques ou mentales – avec ses interlocuteurs ; flotte aussi bien dans l’air chargé de solvants de quelque lieu fréquenté à l’autre bout du monde, que dans celui, brûlant, du sauna du studio de Chêne-Bourg. Il se transfigure au fil des ré-agencements de documents, d’ephemera, d’archives, d’objets quotidiens dans ce lieu de repli partiel, singularisant, voire sublimant cette multiplicité banale. Il se réécrit sous forme d’inventaires exhaustivement subjectifs et réorganisés régulièrement selon différents critères – chronologique, typologique, alphabétique, spatial – où le moindre élément – meuble, luminaire, œuvre d’art, frigo, livre, carte postale – est identifié par une description digne d’un catalogue de vente aux enchères, et d’un symbole stipulant son mode d’intégration (don, achat/échange, vol/appropriation).
Glitch inconscient/surdéterminé, l’année 1963 donne forme à un corpus à part entière, mêlant fiction, obsessions, méta et infra-références perceptibles ou non par le visiteur, selon son degré d’affinité avec l’univers de Carl June. On apprend, entre autres, que c’est l’année du décès de son arrière-grand-père maternel, mais aussi de celui du meurtrier Edmond Faucher. Aussi bien le portrait encadré du premier que la photographie réalisée en 1949 par Robert Doisneau présentant le second, en buste, le corps et le visage recouverts de tatouages, circulent dans le système ( SYM ) inn. Telle une bifurcation dans le brainmap de l’artiste, cette oblique entre en résonance avec la mention de la pièce Yellow Diagonal – de 1963 – marquant chez Dan Flavin l’introduction du mouvement contre la stasis. Telle une base de données analogique matérialisant les associations combinatoires Juniennes en cours, ( SYM ) inn, dans la lignée de la musique répétitive, procède par variation de patterns synesthésiques à base de samples de milieux.
Le coffret réunissant deux séries de 78 contributions clôt ce processus initié il y a huit ans en lui offrant une fin ouverte et énigmatique. La présente édition opère comme une forme de mode d’emploi indiciel du rapport de Carl June à sa démarche créative. En cela, la carte comme élément protocolaire structurant le projet, invite aussitôt à la déstructuration de celui-ci sous forme de jeu. Jeu de cartes, mais aussi jeux de mots – « A la carte », « cartes sur table », « rebattre les cartes » – les errances linguistiques et sémiotiques, chères à l’artiste, peuvent désormais être explorées par ceux et celles qui entreront en contact avec cette nébuleuse portative.
Maud Pollien
Open 11 NOV — 10 DEC 2022
We—Su: 12—8ch. de la Gravière 11 — Chêne-Bourg / Geneva